• Les cartives vues par Cyril Thomas, théoricien de l'art

    Valérie Grand ou le dépassement d'un regard fétichiste.


    Elle pénètre dans ce lieu, s'arrête, reste debout, suspendu entre deux actions. Lui ne l'aperçoit pas, il a entendu ses bruits de pas sur la moquette et a sursauté lorsque la poignée de la porte s'est enclenchée. Il tente de deviner ses moindres mouvements. Il tire sur sa cigarette, souffle la fumée et clos ses yeux... des images se forment à la surface de ses pupilles closes. Il n'arrive pas à imaginer ces vêtements. C'est vague, juste des couleurs, des traces noires, des coulures bleuâtres, un rouleau rouge semble lui barrer le passage à cette image. Une autre bouffée, une autre extraction de cette fumée âcre. Le visage se plisse, les rayures surgissent, il a l'air de se concentrer, de vouloir y arriver, pauvre bougre qui se débat avec de sempiternelles images mentales, alors que vois-tu ? Qu'elles sont donc ces images ? La cigarette, devenue écran, l'obligeant à se focaliser sur cette surface latente entre deux états. Le temps s'étire, il se résigne à dessiner mentalement sa silhouette. Il ne peut le faire, laisse filer son esprit et se détend. Il l'imagine fine, élégante. Qu'est ce qu'un homme dans l'attente de voir, de percevoir une femme ? Il est assis tout d'abord les bras croisés puis les mains ballantes le long de son corps. Simple spectateur, narrateur, observateur, rédacteur d'une fiction dont le support, la trame ne se compose que quelques images. Vision de l'ensemble en ombres chinoises : simple corps projeté sur ce mur sombre encadré par une armoire ou juste le cadre du cliché. Penser à la continuité narrative et au passage de l'image concrète à l'image fantasmée. Réfléchir à la femme inscrite dans l'image et à la femme fantasque, deux êtres qui continuent à n'être qu'un tout ou à ne se penser qu'au travers d'une idée celle de l'incarnation. Pour voir, pour la voir ou juste la dévisager, enfin. VOIR, OBSERVER et se MOUVOIR dans l'espace du cliché. Il s'agit ici de construire une fiction, une autre vision des photographies. Mettre en place un écrit sur des photographies d'un autre intime. En somme, concevoir l'idée de scénario, ou d'une autre fiction capable d'évoquer la littérature fétichiste mais sans la parodier. Évoquer une certaine forme de littérature ou de cinéma fétichiste installés dans l'inconscient collectif d'un très large public. Continuer ce récit, le transformer en scénario ou en toutes autres formes mais tendues dans un unique objectif, celui de créer une sorte de reflet sur les photographies de Valérie Grand. Evidemment, ce texte ne serait qu'une évocation, un appel à regarder, quelques mots en amont ou en aval du travail sériel de cette photographe. Cependant, cette dernière ne travaille pas à proprement parler sur le fétichisme ; simplement au premier regard, la tentation est grande de les cataloguer comme telle. Cette série photographique s'articule comme un débordement de sens, Valérie Grand joue avec l'imagerie fétichiste mais évite soigneusement de proposer au spectateur un sujet aussi clairement lisible.

    Ces photographies donnent à voir un instant d'un monde celui de la séduction féminine où s'entremêle un jeu d'accessoires et un dévoilement subtilement mis en scène. La photographe établit une sorte de répertoire de gestes, de croisement de jambes, de pieds à partir d'une même position ; fixant des gestes inédits et imprévus de la rencontre entre modèle et photographe. En somme ce n'est qu'un déplacement du cadre, juste un glissement. Des éléments évoluent d'images en images afin de faire naître dans cette série, une iconographie particulière. Cette dernière se définit à partir d'une lisière entre photographie intime et fétichisme. La position des genoux et des jambes du modèle amorce un jeu subtil de la lumière tout en dynamisant la composition. Valérie Grand tend alors vers une matérialisation de sa figure : les corps de ces femmes sont présents, monumentalisés afin de remplir l'espace du cliché. En effet, elle construit son espace par un jeu de remplissage entre le corps, les courbes des jambes, des genoux et celles des chaussures. Les genoux comme les chaussures soulignent, touchent les bordures, tous ces éléments affleurent le cadre tout en voulant y sortir. Constat d'une impossibilité ? La photographe se focalise sur l'idée de balancement mais au sens littéral, elle ne fixe pas le mouvement, elle le suggère. Au sein de cette série, la photographe met en œuvre une dichotomie entre la stabilité du cadre et l'instabilité du modèle . Ainsi l'équilibre précaire de la position souligne-t-il métaphoriquement l'équilibre instable de la relation avec ce modèle ?

    Parler alors d'enregistrement du réel, de perte de l'aura, mais tout en restant prisonnier de ce que suggère, raconte, développe, le sujet des photographies. Système paradoxal qui est lié à l'usage ordinaire de la photographie dans l'enclave du foyer de Monsieur Tout Le Monde : ce que François Soulage nomme les usages domestiques de la photographie i. Cette série ne parle que d'une chose, l'intimité à travers trois relations : la première celle du modèle avec ses accessoires (chaussures et sous-vêtements), la seconde celle du photographe et de son modèle, la troisième est liée à la réception de cette série. Pour travailler sur l'intimité, la photographie intime ou la photographie intimiste, il faut délimiter les composants. En d'autres termes, redire les phrases, les citations clefs en somme le b.a-ba, (les contraintes ?) qui conduisent à déclarer que l'intimité est un indéfinissable objet qui s'étend de la photographie de famille (que l'on garde précieusement dans un album ou dans son portefeuille) aux photographies érotiques, grivoises et pornographiques. De l'intime, lentement par quelques mots glissés sur l'intimiste. La photographie dite « intimiste » fonctionne par regroupements et par renvois à des catégories plus vastes, par expansions, par connotations et par détournements. Cerner ces théories, établir une zone de recherche sur un point de vue afin de délimiter une aire méthodologique qui interroge l'espace public, l'espace privé et l'espace politique. Première étape, contextualiser les références ii : Arendt, Barthes, Krauss pour en dégager les espaces privés et les espaces public ; ensuite les rattacher à un réseau : à un ensemble de systèmes signifiants. Bâtir un espace logique sur lequel la production d'un discours sur la photographie ou sur le photographique ne se révèle pas être une banale critique de la théorie formaliste. Revenir une nouvelle fois sur les références dorénavant devenues classiques. Premier indice : la condition de l'homme moderne où H. Arendt interroge le rapport entre qui existe entre deux espaces celui du privé et celui du public. Elle en évoque les différentes modulations historiques et propose même une définition de l'espace privé. Enchaîner avec la source de toute analyse photographique c'est-à-dire à La chambre claire de R. Barthes iii : « La vie privée n' est rien d'autre que cette zone d'espace, de temps, où je ne suis pas une image, un objet c'est mon droit politique d'être un sujet. » « Je ne puis vous montrer la photographie du Jardin d'hiver. Elle n'existe que pour moi. Pour vous, elle ne serait rien d'autres qu'une photo indifférente, l'une des mille manifestations du « quelconque » : elle ne peut en rien constituer l'objet d'une science ; elle ne peut fonder une objectivité, au sens positif du terme. » La photographie s'étend donc sur trois espaces distincts théoriquement ne cessant de s'enlacer : espace privé, public et politique. Cependant, R. Barthes conclut son ouvrage sur une forme d'impasse, il avoue « Buter sur cet objet qui ne peut être approfondie, à cause de sa force d'évidence » Que se soit à travers ces quelques lignes ou le texte l'Obvie et l'Obtus iv, R. Barthes analyse l'image à travers le caractère indiciel de la photographie, mais pas n'importe quelle image photographique celle avec laquelle il entretient un rapport, un processus intime. Processus que certains commentateurs traduiront de mélancolique, c'est-à-dire un processus de deuil. Et pour terminer cette trinité : R. Krauss reprenant en le situant certains passages (studium, punctum) du texte de Barthes mais en évacuant tous les aspects affectifs évoquant dans le photographique, une théorie des écarts v et dans l'inconscient optique vi, ses thématiques de l'indice et de la trace. Sa réflexion sur les photographies surréalistes, sur les photographies du Bauhaus et sur Marcel Duchamp met à jour une pensée sur la forme, sur le cadre, mais d'une manière additive voir addi-indi-cielle par rapport au photographique. C'est dans ce néologisme que le débat s'enracine. Peut-on encore utiliser les catégories (indice, icône, index) sans rentrer dans un discours sclérosé d'avance par un jeu de références ? Peut-on encore faire semblant de découvrir les jeux de mots et de sens produit par Van Lier vii qui fait glisser le terme d'indice et d'index sur un même niveau de sens ? Réponse oui, on peut mais pour quoi faire, refaire un énième discours... non ! Refaire une fiction, non plus !


    Alors repartons à la source, les photographies de Valérie Grand place le spectateur en situation délicate scrutant à la fois les chaussures, objets et motifs de la série et à la fois cet entre-jambe gainé, enfermée, jambe « gantée » des bas. Les chaussures ne forment pas un prétexte à la monstration, ni à la contemplation de ces corps, elles forment un repère, une ouverture d'où la fiction peut naître. Il faut suivre une forme de progression dans cette œuvre sérielle afin d'en percevoir l'unité constructive, défaire, refaire pour tenter d'émettre un discours.

    Au premier regard, ce qui frappe c'est la relation qu'entretiennent les photographies de Valérie Grand avec celles de Patrick Tosani qui photographie dans la même position des corps d'hommes. Les photographies de Valérie Grand semblent être la forme négative de celle de P. Tosani viii, corps d'homme pour le dernier, corps féminin pour la photographe. Photographie sur fond blanc pour Tosani, fond noir pour Grand. Dans la série corps et Vêtements de 1996-1997, Tosani représente le corps que dans une unique position assise les jambes croisées (CDD I de 1996) ou par un amoncellement de vêtements datés par un jour de la semaine (Lundi et Jeudi de 1997). Son utilisation d'un fond immaculé blanc engendre un rapport de distanciation, mais provoquant une illustration trop rapide de la pensée brechtienne. Ce fond signifie bien le déplacement, le décalage de l'objet et du corps de son environnement quotidien vers un espace et vers un imaginaire qui reste propre à Tosani. Chez Valérie Grand, le corps sature l'espace du cliché, personne ne peut s'en échapper, il est espace, temps, et profondeur du cliché. Aucune évocation de l'imaginaire dans le placement du modèle, juste une pose, une béance invocatrice et un noir. Le mot est lancé, béance ! Un des enjeux de cette photographie c'est de contrebalancer le voilage du sexe par une profondeur du noir servant d'arrière plan. Le fond noir évoque également le studio mais elle utilise comme un élément d'impartialité, comme une surface laissée à la déduction, à la pensée libre du spectateur.


    En outre, les photographies de Tosani renvoient à une fragmentation qui semble liée à une incapacité de formuler une recherche sur l'identité. Elles signalent non dans leurs sujets mais au travers de leurs légendes leurs rapports à l'identité. Les photographies de Valérie Grand ne s'immiscent pas dans le même champ identitaire. Son travail se situe au-delà de cette quête identitaire, car le modèle conserve son anonymat. Cette négation de l'identité du sujet se transforme en un enjeu : il devient une contrainte à surmonter, Valérie Grand doit se mouvoir dans un espace restreint celui du motif sans faire appel à une quelconque correspondance avec le sujet identitaire. De ce fait, son modèle, se transforme en un personnage ; la photographe resserre son dispositif sur le corps féminin en bas et en chaussures, les faisant devenir des quasi artefacts. Grâce à ce dispositif, le spectateur peut selon sa volonté, ses désirs, se transposer vers un ailleurs, vers un espace fictionnel où se créer un récit. Chaque image de la série est soigneusement construite, aucune ne se donne à voir comme un simple enregistrement de la réalité, d'un documentaire ou d'une simple publicité ; au contraire ces images s'appréhendent que dans la rigueur de leurs constructions, de leurs mises en scène élaborées en studio. Cette série repose sur des infimes variations de cadre, des modulations de poses, des différences liées aux courbes, aux vêtements et aux chaussures du modèle. Ce travail s'observe à la fois dans sa linéarité formelle mais également dans sa discontinuité. Il ne s'appréhende qu' entre un continuum et un accident ; ce dernier repris visuellement dans l'image par le décrochage de la boucle de la chaussure ou par la sortie impromptue du pied hors du cadre.


    Ainsi, Valérie Grand met en mouvement trois formes de va et vient : le regard du photographe sur le modèle, la volonté de monstration du modèle et enfin le regard du spectateur. Il y a plus qu'un simple rapport de voyeur, il y a une pénétration du regard, un effeuillage des formes, des courbes du corps mais les chaussures ne sont plus à l'état d'objets mais à celui d'accessoires, complétant comme un dessin le tableau de la féminité. Parler de voyeurisme mais sans être dupe du terme car les corps des modèles se donnent à voir, donc le spectateur n'est pas dans une position de voyeur mais de contemplateur. Regardeur d'accessoires et de corps. L'anecdote, le récit, le caractère profondément sensuel de ces photographies se dégagent par une mise en histoire visuelle des chaussures. Les collants, les bas semblent devenir le support, le socle des chaussures. Le corps est mis au second plan par l'accessoire. Au-delà du simple fétichisme de l'objet, ces clichés renferment et évoquent un ailleurs invitant à un décollage du regard qui correspond au décrochage de la bride des souliers. Cendrillons, moderne, pantoufle de vair ! Ces modèles se définissent par leurs accessoiresix et par leur mise en scène.


    La mémoire imagée du spectateur se tourne également vers Horst P. Horstx et sa photographie des années 30 où il met en scène quatre jambes en créant en subtil jeu de matière qui s'entrecroise entre les deux jambes de la femme et les deux pieds d'une statue en marbre. Il faudrait insister sur le traitement spécifique de la lumière. Ce photographe réalise un velouté spécifique de la peau qui intervient comme un dégradé pour se confondre avec le marbre de la statue. Le travail de Valérie Grand évoque quelques photographies de Peter Knapp xi réalisées pour le magazine Marie Claire en 1971 et celles des Toe Sandal par Anne Marie Beretta de 1982 où sur une paire de chaussures à talons sont dessinés des orteils. Cet objet souligne l'absence et affirme par le manque (dans ce cas les jambes du modèle qui porte ses chaussures) une part d'érotisme. Plus récemment avec l'exposition au Jeu de Paume, c'est vers Guy Bourdin xii et ses affiches publicitaires pour Charles Jourdan entre 1979 et 1980 que la pensée se tourne. Sans oublier David Levinthal et sa XXX séries xiii où il met en image un fétichisme policée (de poupée) où une jambe gainée de bas semble s'allonger pour arriver à transpercer l'espace du cliché ; « photographe-funambule » marchant sur le passage du jouet au corps, réalisant ainsi une transsubstantiation mystique. Cette série de Valérie Grand à aussi à voir, avec l'œuvre de Sharon Kivland xiv, le Bonheur des femmes réalisée en 1999-2000. Cette installation est constituée de 24 images dévoilant le bas des jambes de femmes anonymes avec des mots qui circulent au-dessus du cliché renvoyant à un champ lexical particulier ! Amazone, fragile, allure, trésor.... Ces photographies si diverses soient elles reprennent un thème si cher à Sacher Masoch xv : simple question de mots où d'interprétations des œuvres ! Cependant dans cette série d'exemples et dans les photographies de Valérie Grand, ce n'est pas un fétichisme de l'objet mais un fétichisme de mise en scène, de mise en image de l'objet. Fétichisme visuel qui transpose l'image en substitut et en vecteur où plus précisément en objet transitionnel pour reprendre les mots de Winnicott xvi.


    THOMAS Cyril.

    ______________Notes :

    i - F.Soulage, Esthétique de la photographie, la perte et le
    reste
    , éd. Nathan, Paris, 1998

    ii - Cité par D. Baqué, Photographie plasticienne, l'extrême contemporain, éd. Du Regard, Paris, 2004.
    iii - R. Barthes, La chambre claire, éd. Les cahiers du cinéma & Gallimard, Paris, 1980.
    iv - R. Barthes, L'Obvie et l'obtus, éd. Seuil, Paris, 1990.
    v - R. Krauss, Le photographique - Pour une théorie des Ecarts, *trad fr. par M. Bloch et J. Kempf., éd. Macula, Paris, 1990.
    vi - R. Krauss, L'inconscient optique, *trad. fr. par M. Veubret, éd. Au même Titre, Paris, 2002.
    vii - H. Van Lier, « La rhétorique des index », in Les cahiers de la photographie, n°5, éd. Laplume/ACCP, Paris, 1982 et H. Van Lier, « Philosophie
    de la photographie », in Les cahiers de la photographie, éd. Laplume/ACCP, Paris, 1983.
    viii - L. Bosse, L. Busine, J. F. Chevrier, Patrick Tosani, éd. Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, Paris, 1993 et G. A.
    Tiberghien, Patrick Tosani, éd. Hazan, Paris, 1997.
    ix - M. J. Bossan & E. Goldstein-Lynch, L'art de la chaussure, éd. Parkstone Press, Paris, 2004.
    x - M. Agha, Horst photographs of a decade, éd. George Davis &.J. J. Augustin, New York, 1944 et R. Misselbeck, R. Wick, R. J. Tardiff, Horst P. Horst , éd. Art Forum, New York, 1992.
    xi - R. Martin, Fashion and surrealism, éd. Rizzoli, New York, 1987.
    xii - F. Delgado (sous la dir. de), Guy Bourdin. Exhibit A, éd. Seuil, Paris, 2001.
    xiii - C. Andresson & D.Levinthal, XXX, éd. Galerie Xippas, Paris, 2000.
    xiv - L. Dery, Sharon Kivland-Le Bonheur des femmes, éd. Filigranes, Paris, 1999.
    xv - L. Von Sacher-Masoch, La Vénus à la fourrure, *trad.fr par A. Willm, éd. Mille et une nuits, Paris, 1999.
    xvi - D.W.Winnicott, Objets transitionnels et phénomènes transitionnels. Jeu et réalité. L'espace potentiel. Paris, Gallimard, 1975.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :